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IM-0006 |
L'indignation créatrice
L'humain,
un transformateur |
On n'a pas le droit de me faire ça !...
Mon ami Gilles m'a retrouvé a déjeuner un matin, pensif. On l'avait
mandaté pour organiser dans son organisation une consultation des bureaux
en régions. Une fois qu'il a eu rédigé sa synthese, les autorités ont
remis en question sa
démarche et son texte, puis confié le dossier a quelqu'un d'autre,
qui en a eu le crédit.
Gilles a encaissé le coup en gentleman, mais sa révolte intérieure a eu vite fait de
le jeter par terre : abattement, insomnie, grippe aiguë.
Ce choc,
m'a-t-il dit, l'a meme reconnecté quarante ans en arriere
a une expérience angoissante vécue lorsqu'il avait été abusé par un
personnel d'hôpital.
Je le voyais cherchant a se comprendre dans sa réaction émotive et
jonglant sur les options possibles, au travail. Il m'a confié qu'il avait
du mal a lâcher prise sur l'événement et a surmonter son
envie de se chercher une affectation dans un autre service.
Face a une épreuve du genre, le biologiste Henri Laborit dans son ouvrage Éloge de la fuite
met en évidence
trois réactions alternatives : combattre, ne rien
faire ou fuir. Combattre apparaît a prime abord une réaction saine : comme au ping-pong,
on retourne a l'adversaire l'énergie de son coup. Mais la culpabilité
peut etre forte et les conséquences considérables - par exemple couter
a Gilles son emploi. Ne rien faire apparaît
moins dommageable socialement, mais ravaler sa rage a quelque chose de
se mutiler : c'est souvent le germe d'ulceres d'estomac, de
psoriasis ou de dépression; on se trahit soi-meme.
Et puis on peut fuir : par exemple se mettre a boire, demander une mutation. :
on prend des vacances du probleme; mais il est la pour
nous accueillir a l'aéroport ! on ne fait que reporter a plus tard le face-a-face avec
soi-meme : on se déçoit (dé-soi),
on s'absente de soi.
Sommes-nous chacun condamné a l'une ou l'autre de ces trois réactions ? Laborit entrouvre une autre
porte quand il
parle de la fuite artistique : on canalise
l'énergie de sa colere a produire, supposons, un roman, une
?uvre d'art. On peut créer une sorte de héros, et lui faire
dénoncer l'injustice que nous n'osions pas ouvertement attaquer. C'est
déja un bon point : nous transformons l'énergie qui nous a fait
mal en quelque chose d'autre, qui peut etre effectivement créateur. Mais il
se peut que nous
gardions une saveur de fuite en travers de la gorge. Pouvons-nous aller plus
loin ?...
Plusieurs combats en un seul
En fait, quand nous nous indignons devant ce
qui nous arrive, plusieurs choses se jouent en meme temps, qu'il nous faut
démeler. Il y a d'abord la marmite qui veut sauter : comment vite expulser
cette énergie sans qu'elle démolisse ? Il y a le degré d'indignation ressenti
: pourquoi diable est-ce que ça m'a affecté a ce point ? Puis il y a de
savoir comment retomber sur nos pieds, si possible en mettant l'événement a
profit.
Expulser l'énergie. Vous et moi avons déja fait l'expérience,
apres une forte colere, de sortir sur la rue et de piétiner le sol avec rage;
ou encore de crier notre colere dans une garde-robe ou dans le fond d'un
garage : ça nous avait
bien défoulés. Nous en sommes revenus
calmés, capables d'envisager la situation a froid. C'est nous donner une prise de terre (ground),
un paratonnerre, ce qui était déja une sorte de
transfert d'énergie. Le Talmud, il y a bien longtemps déja, enseignait
qu'il faut permettre a la parole de se dire, sinon elle se transforme en
maladie.
Comprendre sa réaction.
Certains avancent que nos drames sont avant tout des batailles pour sauvegarder
notre estime personnelle, que nos combats pour sauver la face devant autrui ont
la force de notre combat pour nous rassurer sur notre valeur profonde. Le plus
tôt nous allons etre soulagé dans notre face-a-face avec nous-meme, le plus
vite nous allons trouver la solution efficace face a l'extérieur. Je vous
partage un cadeau en or qu'on m'a fait un jour, en m'apprenant la petite maxime
suivante : Jamais personne ne pourra vous ajouter ou vous enlever quoi que
ce soit d'essentiel. Le combat, en définitive, se joue toujours avec
nous-meme. Une clé qui a fait ses preuves, en pareil moment, est de fonctionner
comme un parent avec notre enfant intérieur : le prendre par la main, le
rassurer sur le fait qu'il n'est pas en danger, et trouver tout de suite des
façons d'etre bon pour lui de ce que les autres n'ont pas été prets a
l'etre.
Canaliser l'énergie au mieux.
Les exemples de procédés industriels de récupération d'énergie foisonnent.
Pensons au harnachement des rivieres pour produire de l'électricité, ou a la
récupération de
chaleur obtenue des moteurs qu'il faut refroidir, déviée vers le chauffage
d'un local ou d'une masse d'eau, permettant de diminuer a la fois ses couts
et la pollution. Ce sont de bonnes illustrations de transfert d'énergie, qui
nous donnent une idée d'a quoi pourraient servir nos moments d'indignation, si
nous savions les transposer.
Faire servir l'énergie de douleur a quelque chose d'autre
Le domaine humain nous fournit aussi des exemples tres
parlants de transfert d'énergie. Le
film La déchirure,
par exemple, nous
présente
Dith Pran,
un journaliste cambodgien qui lutte pour survivre parce qu'il lui
faut arriver a dire au monde l'assassinat de son pays par les Khmers rouges : son
acharnement, qui lui fait surmonter mauvais traitements et privations, finira
par le sauver. Autre exemple plus pres de nous, a Toronto: un gamin de 12
ans, Craig Kielberger, est gagné par la révolte
lorsqu'il apprend que des enfants de son âge sont
réduits en
esclavage et risquent leur vie dans les usines qui fabriquent nos feux d'artifice,
en Indes. Il crée le mouvement Free the children (Enfants Libres), qui finira par
mobiliser des milliers de jeunes pour la cause des enfants exploités, le
propulsant du meme coup dans son projet de vie personnel. Et bon nombre
connaissent l'abbé
Pierre, en France, un autre témoin éloquent de ce que peut faire l'indignation créatrice :
révolté de voir des gens de la rue sans logis en hiver tandis que des
logements restent vides pour la spéculation, il crée le mouvement de
solidarité Emmaűs, aujourd'hui répandu a travers des centaines de pays.
Bien sur, nos indignations ne nous conduiront pas toutes a embrasser une cause
humanitaire. Mais les exemples qui précedent montrent qu'elles constituent un
réservoir d'énergie souvent insoupçonnée, et qu'on peut les harnacher
comme on le fait pour un cours d'eau.
Revenons au type de défi rencontré par mon ami
Gilles, qui s'est senti mis de côté par son organisation. Apres un moment d'abattement bien légitime,
on voit des gens comme lui se connecter a leurs aspirations fortes, et la
claque a la figure leur sert a se ramasser pour mieux rebondir : ils ne m'auront pas, je vais
leur prouver de quoi je suis capable !. Plusieurs, dans
pareille situation, prennent conscience qu'ils faisaient le singe depuis
trop longtemps pour
satisfaire une organisation qui ne sait pas reconnaître leur potentiel ou leur effort, tandis
qu'eux-memes ne satisfont qu'a moitié leurs soifs de réalisation. C'est alors qu'ils se mettent a développer un talent
d'artiste ou d'entrepreneur qui les
étonne eux-memes - ce qui devient cette fois bien autre chose
que la simple fuite artistique
dont nous parle
Laborit.
A la condition de le choisir...
Nos rebondissements devant les contrariétés au jour le jour peuvent
etre moins spectaculaires. Mais leur portée devient tout aussi décisive s'ils nous
forgent des réflexes de réaction créatrice. J'ai raconté ailleurs
comment je me suis souvent servi de la recommandation que nous faisait ma mere,
quand j'étais haut comme trois pommes et que je m'étais fait mal ou qu'on
m'avait fait vivre une forte frustration : elle
nous répétait a chaque fois offre ça pour quelqu'un d'autre.
Elle qui n'était pas instruite, avait compris intuitivement que la
frustration mobilise une énergie réutilisable, qu'on peut choisir ou bien de se
paralyser avec, ou bien de la faire servir. Elle l'avait appris elle-meme dans l'enseignement
évangélique : aime tes ennemis, prie pour ceux qui te font du mal .
Le transfert d'énergie fait évidence pour la
science et pour l'industrie : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se
transforme . Considérées
sous cet angle, des exhortations comme celles qui précedent perdent la couleur
moralisante que nous avons appris a leur preter et nous révelent notre
capacité de créer du neuf a partir de ce qui nous a fait mal. Nous devenons
cet adepte du judo qui apprend a se servir de la
force de l'assaillant pour le mettre a terre ...jusqu'a en faire
quelquefois un ami par la suite. A condition de le choisir.
Je reste admiratif, une fois encore, de
constater quels leviers sont a notre portée derriere nos déboires. Un
probleme devient l'occasion de nous rapprocher de nous-meme. Et une blessure,
qui nous a mis en survie et contraint a inventer une solution, devient une
fenetre a travers laquelle nous faisons cadeau de cette solution a d'autres,
et nous seul pouvions le faire de cette façon !
Pour
un exemple de transfert d'énergie dans la pratique bouddhiste
J'ai revu Gilles. Sa tempete s'est apaisée. Je le sens plus fort.
Il a fait la part entre l'appréciation de son organisation et
l'évaluation qu'il fait lui-meme de sa compétence. Des moments de remise en
question viendront encore. Mais je devine qu'il saura récupérer un peu de son
expérience d'aujourd'hui pour tenir bon encore.
Christophe Élie
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L'ALLUMEUR
DE RÉVERBERES
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